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BEAUTÉ
« Une fois entrée dans
le salon, la cliente vit
une double temporalité,
paradoxale : dans l’instant
et sur la durée. »
cohérence avec un monde qui bouge sans
cesse et épouse la réalité plurielle de son
temps.
Une fois entrée dans le salon, la cliente
vit une double temporalité, paradoxale :
dans l’instant et sur la durée. En effet, elle
se livre au regard de sa communauté en
temps réel sur les réseaux sociaux – Insta-
gram, nous en parlions précédemment –,
mais elle se met en quête d’éternité,
celle qu’on associe à la beauté. Elle le
fait dans l’intimité pour son entourage
immédiat, seul garant de ce qu’elle est
fondamentalement. On le constate, une
double temporalité : instant et durée. Et
une double adresse : communauté plus
ou moins éloignée et entourage immédiat.
Mais revenons à l’« instant », ce « point de
la durée qui n’a lui-même aucune durée ».
L’instant est fugace, or il contient une pro-
messe d’avenir. Comme le dit l’écrivain
Paul Valéry, « l’avenir est la partie la plus
sensible de l’instant ». C’est cet avenir,
et naturellement cette part de sensible
contenu dans l’instant, que le coiffeur
se doit de tutoyer, de toucher du bout du
geste. Comment s’y prend-il pour s’adap-
ter à cette double temporalité ? Pour cela,
nul secret : il lui faut se projeter dans
cette image doublement temporelle de sa
cliente, dans un mouvement qui l’unit, le
connecte littéralement à elle, et rien qu’à
elle, avec la volonté de faire durer cet ins-
tant, indéfiniment.
Le sociologue David Le Breton disait
que « face au monde, l’homme [et par
conséquent la femme] n’est jamais un
œil, une oreille, une main, une bouche ou
un nez, mais un regard, une écoute, un
toucher, une gustation ou une olfaction. »
Le coiffeur doit épouser la somme de
ces sens pour accéder à l’unité de la
personne. Le temps joue en sa faveur :
l’écoute, le regard et le toucher qu’il
saura invoquer entreront en résonance
avec les sens de la personne, dans une
situation quasi-fusionnelle non dénué de
magie. Interrogez les clientes, elles vous
le diront : tout cela commence dès le bac
au moment du lavage. Ne serait-ce que le
massage du cuir chevelu initial ouvre la
porte à un monde de volupté… L’échange
diagnostique qui suit n’en est que facilité,
le processus est lancé.
Quelle que soit sa durée finale, l’ensemble
de la prestation constitue ce que nous
pourrions qualifier d’« instant de soi »,
autrement dit cette forme sublime d’un
instant étiré à l’infini, sensible et sen-
suel, comme un long arrêt sur image,
qui laisse libre court à une imagination
démultipliée. Il est « pour soi » comme il
est « pour chacun d’entre nous ». En cela,
il concerne notre humanité tout entière,
dans ce mouvement qui nous renvoie
– bénéfice de ces temps étrangement so-
laires – à l’universel. Une manière d’aller
à rebours du phénomène d’accélération
constant, sans le nier pour autant, mais
lui donnant un sens nouveau : une tem-
poralité nouvelle, lumineuse et extensible
à souhait, à mi-chemin entre pureté de
l’instant et éternité.