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BEAUTÉ
“ L’avenir est la partie
la plus sensible
de l’instant». ”
Paul Valéry
L
La beauté
de l’instant
Par Emmanuel Abela
La coiffure s’adapte à une nouvelle
temporalité qui fait le lien entre délice
de l’instant et l’éternité de la beauté.
a question du temps se
pose aujourd’hui comme la
chose centrale de nos vies.
À force de nous répéter que
« c’est de l’argent », on finit
par lui courir après comme
une fuite éperdue. Notre ultra-connexion
nous donne un sentiment d’omnipotence
et d’ubiquité – nous nous déplaçons à la
vitesse de la lumière et multi-conversons
avec une foultitude de personnes connues
et inconnues – ; des liens, des relations se
forment, dont certains non négligeables.
Bref, nous existons dans la multiplicité, et
c’est plutôt heureux.
Nous avons l’illusion de devenir les
maîtres du temps, parce que nous gérons,
en temps réel, tant de décisions : un coup
de téléphone ici, un SMS là, un coup d’œil
sur nos réseaux, un post en direct, un like,
tout cela en « même temps ». Nulle réserve
à cela – nous ne rejoindrons pas ici la
cohorte des censeurs ! –, c’est l’époque
qui le souhaite fortement, les jeunes
générations, et parfois même les moins
jeunes, sont programmées mentalement
pour cela : elles vivent la simultanéité
de l’action comme une évidence, et sans
forcément perdre ni en lucidité ni en
cohérence, même si certaines études nous
alertent à ce propos.
Le monde s’en trouve rétréci, mais pour-
quoi nous montrerions nostalgiques d’un
temps pas si lointain où un coup de
téléphone à l’autre bout de la Terre nous
semblait chose impossible, où les dépla-
cements prenaient autant de temps que le
séjour lui-même, où l’information se résu-
mait à la gazette du matin ou aux infor-
mations télévisées. Aujourd’hui, tout nous
semble merveilleusement accessible. La
conséquence – et c’est le danger princi-
pal – est une certaine uniformisation de
nos habitudes, tout comme la négation des
spécificités ou de la richesse de chacun.
Mais l’on sait aujourd’hui que cette accé-
lération du temps favorise aussi l’ému-
lation planétaire : un son électronique
produit à la maison, dans un basement à
Londres, à San Francisco ou à Séoul peut
avoir une résonance dans le monde en-
tier, donnant ainsi raison à la théorie de
l’« effet papillon » telle qu’elle avait été
énoncée de manière prémonitoire par
le scientifique Edward Lorenz en 1972.
Souvenons-nous, « Le battement d’ailes
d’un papillon au Brésil peut-il provoquer
une tornade au Texas ? » disait-il lors
d’une conférence publique. On le sait au-
jourd’hui, la réponse est « oui ». Ce bat-
tement d’aile correspond à mille choses,
le dessin d’un gamin dans sa chambre,
un coup de pinceau sur une toile, le cro-
quis de la voiture du futur, l’esquisse d’un
nouveau quartier sur un plan, trois notes
manuscrites dans un carnet Moleskine,
la mise en boucle d’un beat en 128 bat-
tements par minute sur un logiciel de
montage son ou un simple clic sur un
PC : les répercussions sont infinies dans
un monde globalisé, où l’instantanéité est
reine.
Et la coiffure dans tout cela ? Elle garde
ses codes, mais évolue avec son temps.
Plus que jamais la femme d’aujourd’hui
est libre ; elle révèle les différents as-
pects d’une personnalité complexe.
Changeante, mouvante, émouvante, elle
livre des parts d’elle-même au gré de ses
envies. Elle aussi est ultra-connectée,
elle se sent « concernée » par tout ce qui
l’environne ; elle interprète la tendance,
l’anticipe dans un mouvement incessant
qui la place au centre des préoccupations.
Elle s’expose et enrichit la mémoire de la
mode avec ses posts réguliers. Lesquels
constituent une base de données riche
en enseignements sur les désirs qui la
constituent : la personnalisation va dans
le sens de l’immédiateté de la satisfaction
du désir du moment, mais sa personnalité
véritable, elle, s’appuie sur la somme de
ces désirs satisfaits, comme si le puzzle
se reconstituait à terme, et pas à pas. Il
suffit de suivre certaines de nos amies sur
Instagram pour le confirmer : la coupe du
jour n’est pas celle du lendemain, et la va-
riété des tentatives, plus que jamais, dit
tout de son unité qui se décline à l’infini.
En entrant dans le salon, la femme d’au-
jourd’hui n’exprime plus une envie isolée,
mais bien une multiplicité d’exigences
– double, voire une triple envie impli-
cite. Chacune de ses exigences contient
sa part de contradictions – autant de
contradictions à prendre en compte.
Mais, avec sa soif de vitalité et son envie
de renouvellement, elle reste en parfaite