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BEAUTÉ
Éloge de
la blondeur
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Par Emmanuel Abela
De tous temps, la blondeur a fait son effet. Elle a attiré
des générations d’hommes et de femmes au point de se
voir revêtue d’une symbolique forte autour de la jeunesse,
de la richesse et de la beauté.
Jean-Léon Gérôme, Phryné devant l’aéropage,
huile sur toile, 1861, Kunsthalle de Hambourg
O
n aura à peu près tout dit
sur les blondes, si ce n’est
l’essentiel. À savoir la sym-
bolique qu’on attache his-
toriquement à la couleur
de leurs cheveux. Tout naît
d’un paradoxe : très peu
de femmes le sont naturellement. Elles
ne sont que 5% de la population mon-
diale – près de 20 % naissent blondes
aux États-Unis, de même pour l’Europe,
avec comme chacun sait une nette aug-
mentation dans les pays nordiques. Or
dans le sud, la proportion se réduit consi-
dérablement, et nombreux sont les pays
où la blondeur est inexistante. Si l’on
remonte à l’Antiquité, on imagine l’émoi
en Grèce face à ce phénomène jugé rare,
voire inexistant. Rien d’innocent au fait
qu’Aphrodite, la déesse de l’Amour, se voit
attribuer une coloration dorée dans les
descriptions que font d’elles les auteurs
grecs. La sculpture d’époque, dont on ou-
blie qu’elle était souvent polychrome, en
couleurs donc, la représente dans toute
sa majesté : séduisante, étonnamment
sensuelle, et surtout blonde. C’est le cas
d’une œuvre perdue de l’illustre Praxi-
tèle, représentant Aphrodite, debout, nue,
portant la main droite devant son sexe et
tenant de sa main gauche en vêtement.
L’Aphrodite de Cnide est l’une des pre-
mières représentations de la nudité. Elle
a bouleversé les populations de l’époque
au point que beaucoup, d’après l’écrivain
et naturaliste du I er siècle Pline l’Ancien,
« ont fait le voyage à Cnide pour la voir ».
L’original est perdu, mais de nombreuses
copies ont été réalisées, si bien que le mo-
dèle s’est répandu à travers toute l’Anti-
quité, suscitant une tendance à l’époque.
Le modèle qui a servi pour cette Aphro-
dite nous est rapporté par la légende : elle
n’était autre que la maîtresse du célèbre
sculpteur, Phrynée, dont les frasques
blondes nous sont relatées, au point que
tardivement la peinture du XIX e met en
scène cette figure historique de l’époque
hellénistique devenue mythique. Ainsi,
le peintre Jean-Léon Gérôme peint-il en
1861 ce moment où la jeune courtisane se
retrouva en mauvaise posture : accusée
devant l’Aéropage d’avoir profané des
cérémonies religieuses, celle qui laissait
derrière elle bon nombre d’homme rui-
nés fut traînée en justice ; devant l’intran-
sigeance de ses juges, son défenseur et
amant, le poète Hypéride, déchira sa robe
pour dévoiler la nudité de son corps, argu-
ment décisif avec l’extrême blondeur de
ses cheveux. Les juges éblouis abandon-
nèrent toute charge à son encontre.
Blondeur éternelle
Mais qu’associaient les Grecs à cette
blondeur au-delà d’un simple attribut de
séduction supplémentaire ? Ils lui trou-
vaient une forme d’exception qu’ils met-
taient en relation avec un fantasme absolu :
l’éternelle jeunesse. On le sait en effet,
nombreux sont les bébés qui naissent
avec cette blondeur première avant de la
perdre au profit de cheveux plus sombres
une fois que l’enfant grandit et atteint la
puberté par la suite. Les hommes étaient
naturellement attirés par cette qualité
qu’ils situaient comme l’un des signes
d’une jeunesse prolongée. Ils y voyaient,
comme chez Aphrodite, Déesse de
l’Amour mais aussi de la Fertilité, le gage
d’un renouvellement de leur propre géné-
ration. La blondeur était garante pour eux
d’une forme de perpétuation. Si bien que
le critère est devenu au fil des millénaires
une préférence esthétique et culturelle,
alliant féminité et beauté. D’Aphrodite à
Marilyn Monroe, un seul et même crédo :
la blondeur éternelle.
L’archéologie aujourd’hui permet même
de dire que cette fascination est anté-
rieure à l’Antiquité grecque : des fouilles
récentes ont mis au jour, dans le désert du
Taklamakan, dans la région du Xinjiang
en Chine, des momies qui remontent au
XIX e avant J.-C., avec des cheveux d’une
blondeur éclatante. Cette blondeur, on
la retrouvait dans des régions comme le
Turkestan, en Asie centrale, région alors
chinoise, puis finalement en Grèce.
Tous les moyens étaient bons pour éclair-
cir les cheveux, dans un premier élan
cosmétique étonnant : friction à la tein-
ture de safran, peinture avec des poudres
colorées, enduit d’onguents divers qu’on
laissait sécher avant de brosser les che-
veux, et d’autres procédés parfois moins
enviables.
Malgré les fantasmes suscités, les cri-
tiques commencent à fuser et le mépris
de certains hommes nous est rapporté :
ils insistent sur la légèreté des attitudes
blondes. Mais ils sont encore marginaux,
et les Grecs restent majoritairement
fascinés par les cheveux blonds : ils les
adorent, les adulent, leur attribuent des
signes de jeunesse disions-nous, mais
aussi de richesse. Et ils y voient, contrai-
rement aux premiers détracteurs, une
forme de pureté. Dans son ouvrage Les
Blondes, la journaliste et enseignante
de japonais à l’Université de Cambridge
Joanna Pitman nous explique que ce sen-
timent venait de l’association qu’on éta-
blissait entre blondeur, chevelure dorée et
l’or. Elle cite Homère, qui nous rapporte
le propos de Sapho en découvrant Aphro-
dite au moment du sac de Troie : « Puisque
l’or ne se peut corrompre, ses cheveux
d’or symbolisent la pureté de celle qui est
exempte de toute souillure, et que ni l’âge
ni la mort ne peuvent atteindre. »
Pourtant, avec l’avènement du Christia-
nisme, une nouvelle suspicion s’installe :
ça n’est pas tant la blondeur qui est dé-
noncée que les formes de séduction qu’on
attache à la gente féminine apprêtée. La
blondeur en fait partie, ainsi que la lon-