Luxury Indian Ocean LUXURY MAURITIUS No 5 EDITION 2018 | Page 47

GRAND ANGLE

Malenn Oodiah, vous êtes aujourd’ hui reconnu comme l’ une des personnes qui ont le plus observé la société mauricienne. Quel parcours vous a mené là? Mon adolescence dans les années 1970 a été marquée par la révolution intellectuelle qui a émergé avec la naissance du Mouvement Militant Mauricien et son slogan, " la lutte des classes doit remplacer la lutte des races ", et dont l ' une des lignes fortes était la revendication d’ une culture mauricienne axée sur la valorisation du séga et de la langue créole. Je suis un enfant de mai 1975, soit la version mauricienne de la révolte estudiantine. J’ ai choisi pour mes études universitaires la sociologie, et plus tard, l’ histoire. Mes deux champs d’ intérêt étaient et sont toujours la sociologie du développement et la sociologie politique. À mon retour au pays, j’ ai passé une année entière aux archives pour des recherches sur l’ histoire de Maurice. Par la suite, j’ ai continué ce travail de recherche, d’ observation et d’ analyse que je partage depuis plus de 30 ans avec mes concitoyens à travers les médias.

Pendant ces 50 dernières années, depuis l’ indépendance de Maurice, comment la société mauricienne a-t-elle évolué? Quel état des lieux faites-vous de celle-ci aujourd’ hui? Au moment de l’ accession à l’ indépendance, le pays souffrait du sous-développement, et la société était coupée en deux après deux décennies de lutte politique marquée par le communalisme. La société mauricienne a connu en 50 ans de profondes transformations socio-économiques et culturelles. Dans l’ ensemble, nous pouvons être fiers de ce qui a été accompli, tant sur le plan économique que sur ceux du vivre-ensemble et du construire-ensemble. Toutefois, des dynamiques dangereuses et mortifères travaillent notre société depuis l’ émergence des ethno-populismes dans les années 1990. Les émeutes de février 1999- une révolte des exclus- qui ont dérapé en bagarres communales, ont révélé malgré sa résilience, la fragilité de notre société. Malheureusement, nous n’ en avons pas tiré toutes les leçons. La société mauricienne aujourd’ hui va mal, très mal même, car elle souffre de plusieurs déficits- de cœur, d’ intelligence, de raison et de bon sens. Le vivre-ensemble et le construire-ensemble sont confrontés à un blocage social. Notre société a un grand besoin d’ une refondation de la politique, de même que d’ une révolution culturelle, et il s’ agit de tout mettre en œuvre pour pérenniser l’ ADN mauricien qui est le vivreensemble et le construire-ensemble.
Peut-on parler d’ une identité mauricienne? L’ identité est un concept complexe. Elle est multiple, une personne a plusieurs identités. Quand on parle d’ identité mauricienne, c’ est pour l’ opposer à l’ identité communale- ethnique. La question c’ est: est-ce que l’ on se sent d’ abord Mauricien. La réponse est " oui " pour une très grande majorité. En 1998, un sondage révélait que 93 % de nos concitoyens se sentaient d’ abord Mauriciens; dix ans après, c’ était un peu moins. L’ identité mauricienne est le fruit d’ un voyage commencé depuis longtemps; elle se nourrit de la diversité, qui est une richesse. Le Mauricien qui baigne depuis son enfance dans la diversité est tolérant, respecte l’ autre. Il est épris de justice et est solidaire.
Qu’ est-ce qui rassemble les Mauriciens? Quels sont les sujets qui ont tendance à les diviser? Nous n’ avons pas souvent ces moments qui font appel au rassemblement des Mauriciens. Notre histoire récente montre des moments forts de fierté nationale: les Jeux des Iles et les prouesses de nos sportifs à l’ international, la musique à l’ exemple de Jane Constance, ambassadrice de la paix de l’ Unesco. Dans les moments difficiles tels que les inondations, les Mauriciens font preuve de solidarité et d’ unité nationale. La politique, celle qui pactise avec l’ ethno-populisme et ses pratiques ethnoclientélistes, nous divise. Un modèle de développement qui génère des inégalités croissantes et qui n’ arrive pas à lutter contre l’ atteinte à la dignité humaine qu’ est la pauvreté, est aussi un facteur de division.
Peut-on dire qu’ il y a une forte contribution citoyenne dans le développement du pays? Le développement socio-économique ne peut se faire sans les citoyens, et il y a définitivement une contribution citoyenne dans de nombreux domaines tels que la lutte contre la pauvreté, l’ environnement, la promotion de l’ art. Nous avons trop tendance à Maurice à mettre en exergue les manquements et à ignorer les initiatives et démarches concrètes positives de nombreux citoyens. Un des défis de Maurice consiste à créer un environnement pour que se développe une démocratie citoyenne participative.
Lorsqu’ on observe les pays étrangers, on peut constater que les personnes d’ origines, cultures, ou religions différentes, ont souvent du mal à se comprendre, se respecter, et cohabiter en paix. Beaucoup de personnes voient Maurice comme un exemple de réussite pour le monde entier. Qu’ en pensez-vous? Oui, Maurice est définitivement un exemple. Mieux, il peut devenir un modèle. Pour cela il faut plus que de la tolérance, en nous ouvrant davantage aux autres pour connaître leur culture. S’ affranchir des stéréotypes et des préjugés liés à notre histoire marquée par une domination culturelle, et qui sont transmis de génération en génération, est un travail à entreprendre. Notre multiculturalisme a le potentiel d’ évoluer vers le cosmopolitisme.
Finalement, au lieu de chercher à tout prix une identité unique, n’ aurions-nous pas intérêt à plutôt miser sur notre diversité, le respect et la tolérance de l’ être unique et différent? N’ est-ce pas ce qui nous définit le mieux? La " nation arc-enciel "? Nos différences culturelles et religieuses constituent une richesse. Chercher une identité unique est appauvrissant. Notre histoire témoigne de la lutte pour préserver les différences tout en les articulant dans un projet national. La réflexion sur l’ identité nationale doit aussi prendre en compte l’ impact de la dimension culturelle de la mondialisation. Forte de plus de trois siècles d’ histoire, la société mauricienne a de nombreux atouts pour trouver sa place- mieux encore, d’ être un modèle- préfigurant un avenir cosmopolite.
Quels sont vos projets en tant que sociologue aujourd’ hui? Ce qui m’ occupe est un travail de réflexion et d’ analyse devant déboucher sur un projet de société. Lancé le 1 er mai pour les 50 ans de l’ indépendance, le 12 mars 2018, il se décline sous forme d’ une série d’ articles sur 25 problématiques de Maurice d’ aujourd’ hui et de demain qui privilégient la mise en perspective et la prospective. Ces problématiques vont du vivre et construire ensemble au numérique, en passant par l’ écodéveloppement et une plaidoirie pour repenser la politique. Le blogue " Projet de société " et sa version millénial " Looking for tomorrow " leur sont consacrés. C’ est un chantier passionnant.
EDITION 2018- N O 5 45