GRAND ANGLE
Malenn Oodiah , vous êtes aujourd ’ hui reconnu comme l ’ une des personnes qui ont le plus observé la société mauricienne . Quel parcours vous a mené là ? Mon adolescence dans les années 1970 a été marquée par la révolution intellectuelle qui a émergé avec la naissance du Mouvement Militant Mauricien et son slogan , " la lutte des classes doit remplacer la lutte des races ", et dont l ' une des lignes fortes était la revendication d ’ une culture mauricienne axée sur la valorisation du séga et de la langue créole . Je suis un enfant de mai 1975 , soit la version mauricienne de la révolte estudiantine . J ’ ai choisi pour mes études universitaires la sociologie , et plus tard , l ’ histoire . Mes deux champs d ’ intérêt étaient et sont toujours la sociologie du développement et la sociologie politique . À mon retour au pays , j ’ ai passé une année entière aux archives pour des recherches sur l ’ histoire de Maurice . Par la suite , j ’ ai continué ce travail de recherche , d ’ observation et d ’ analyse que je partage depuis plus de 30 ans avec mes concitoyens à travers les médias .
Pendant ces 50 dernières années , depuis l ’ indépendance de Maurice , comment la société mauricienne a-t-elle évolué ? Quel état des lieux faites-vous de celle-ci aujourd ’ hui ? Au moment de l ’ accession à l ’ indépendance , le pays souffrait du sous-développement , et la société était coupée en deux après deux décennies de lutte politique marquée par le communalisme . La société mauricienne a connu en 50 ans de profondes transformations socio-économiques et culturelles . Dans l ’ ensemble , nous pouvons être fiers de ce qui a été accompli , tant sur le plan économique que sur ceux du vivre-ensemble et du construire-ensemble . Toutefois , des dynamiques dangereuses et mortifères travaillent notre société depuis l ’ émergence des ethno-populismes dans les années 1990 . Les émeutes de février 1999 - une révolte des exclus - qui ont dérapé en bagarres communales , ont révélé malgré sa résilience , la fragilité de notre société . Malheureusement , nous n ’ en avons pas tiré toutes les leçons . La société mauricienne aujourd ’ hui va mal , très mal même , car elle souffre de plusieurs déficits - de cœur , d ’ intelligence , de raison et de bon sens . Le vivre-ensemble et le construire-ensemble sont confrontés à un blocage social . Notre société a un grand besoin d ’ une refondation de la politique , de même que d ’ une révolution culturelle , et il s ’ agit de tout mettre en œuvre pour pérenniser l ’ ADN mauricien qui est le vivreensemble et le construire-ensemble .
Peut-on parler d ’ une identité mauricienne ? L ’ identité est un concept complexe . Elle est multiple , une personne a plusieurs identités . Quand on parle d ’ identité mauricienne , c ’ est pour l ’ opposer à l ’ identité communale - ethnique . La question c ’ est : est-ce que l ’ on se sent d ’ abord Mauricien . La réponse est " oui " pour une très grande majorité . En 1998 , un sondage révélait que 93 % de nos concitoyens se sentaient d ’ abord Mauriciens ; dix ans après , c ’ était un peu moins . L ’ identité mauricienne est le fruit d ’ un voyage commencé depuis longtemps ; elle se nourrit de la diversité , qui est une richesse . Le Mauricien qui baigne depuis son enfance dans la diversité est tolérant , respecte l ’ autre . Il est épris de justice et est solidaire .
Qu ’ est-ce qui rassemble les Mauriciens ? Quels sont les sujets qui ont tendance à les diviser ? Nous n ’ avons pas souvent ces moments qui font appel au rassemblement des Mauriciens . Notre histoire récente montre des moments forts de fierté nationale : les Jeux des Iles et les prouesses de nos sportifs à l ’ international , la musique à l ’ exemple de Jane Constance , ambassadrice de la paix de l ’ Unesco . Dans les moments difficiles tels que les inondations , les Mauriciens font preuve de solidarité et d ’ unité nationale . La politique , celle qui pactise avec l ’ ethno-populisme et ses pratiques ethnoclientélistes , nous divise . Un modèle de développement qui génère des inégalités croissantes et qui n ’ arrive pas à lutter contre l ’ atteinte à la dignité humaine qu ’ est la pauvreté , est aussi un facteur de division .
Peut-on dire qu ’ il y a une forte contribution citoyenne dans le développement du pays ? Le développement socio-économique ne peut se faire sans les citoyens , et il y a définitivement une contribution citoyenne dans de nombreux domaines tels que la lutte contre la pauvreté , l ’ environnement , la promotion de l ’ art . Nous avons trop tendance à Maurice à mettre en exergue les manquements et à ignorer les initiatives et démarches concrètes positives de nombreux citoyens . Un des défis de Maurice consiste à créer un environnement pour que se développe une démocratie citoyenne participative .
Lorsqu ’ on observe les pays étrangers , on peut constater que les personnes d ’ origines , cultures , ou religions différentes , ont souvent du mal à se comprendre , se respecter , et cohabiter en paix . Beaucoup de personnes voient Maurice comme un exemple de réussite pour le monde entier . Qu ’ en pensez-vous ? Oui , Maurice est définitivement un exemple . Mieux , il peut devenir un modèle . Pour cela il faut plus que de la tolérance , en nous ouvrant davantage aux autres pour connaître leur culture . S ’ affranchir des stéréotypes et des préjugés liés à notre histoire marquée par une domination culturelle , et qui sont transmis de génération en génération , est un travail à entreprendre . Notre multiculturalisme a le potentiel d ’ évoluer vers le cosmopolitisme .
Finalement , au lieu de chercher à tout prix une identité unique , n ’ aurions-nous pas intérêt à plutôt miser sur notre diversité , le respect et la tolérance de l ’ être unique et différent ? N ’ est-ce pas ce qui nous définit le mieux ? La " nation arc-enciel " ? Nos différences culturelles et religieuses constituent une richesse . Chercher une identité unique est appauvrissant . Notre histoire témoigne de la lutte pour préserver les différences tout en les articulant dans un projet national . La réflexion sur l ’ identité nationale doit aussi prendre en compte l ’ impact de la dimension culturelle de la mondialisation . Forte de plus de trois siècles d ’ histoire , la société mauricienne a de nombreux atouts pour trouver sa place - mieux encore , d ’ être un modèle - préfigurant un avenir cosmopolite .
Quels sont vos projets en tant que sociologue aujourd ’ hui ? Ce qui m ’ occupe est un travail de réflexion et d ’ analyse devant déboucher sur un projet de société . Lancé le 1 er mai pour les 50 ans de l ’ indépendance , le 12 mars 2018 , il se décline sous forme d ’ une série d ’ articles sur 25 problématiques de Maurice d ’ aujourd ’ hui et de demain qui privilégient la mise en perspective et la prospective . Ces problématiques vont du vivre et construire ensemble au numérique , en passant par l ’ écodéveloppement et une plaidoirie pour repenser la politique . Le blogue " Projet de société " et sa version millénial " Looking for tomorrow " leur sont consacrés . C ’ est un chantier passionnant .
EDITION 2018 - N O 5 45