La Sultane magazine #68 La Sultane #68 | Page 25

Esprits Nomades

Tunisie , terre de métissage et de rencontres

Depuis des temps immémoriaux , la Tunisie se retrouve à la croisée des chemins de commerçants , de réfugiés et de conquérants . Résultat : une population hétéroclite qui a fini par s ’ unir et par former le tounsi que nous connaissons . Il y a celui que nous aimons car il est généreux , sympathique et bon vivant . Puis , il y a un nouvel hybride qui a vu le jour depuis peu de temps . Farouche comme ses ancêtres berbères , qu ’ il refuse de reconnaître , il semble indécis quant à sa filiation . Compte tenu des événements qui se déroulent autour de nous aujourd ’ hui , des polémiques souvent stériles qui occupent l ’ espace public , il semble important d ’ apprendre à connaître notre histoire pour cesser de porter des jugements et mieux accepter toutes les communautés qui tissent notre société . Vous l ’ aurez compris , pour succéder à l ’ escale chrétienne , nous vous racontons la c ommunauté juive tunisienne .
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L

’ histoire des Juifs en Tunisie- terre de paix , de dialogue , de tolérance et l ’ un des symboles de « Mare nostrum » ( la mer méditerranée ) - s ’ étend sur près de trois mille ans . Attestée au II ème siècle mais sans doute plus ancienne , la communauté juive en Tunisie croît à la suite de vagues d ’ immigration successives et d ’ un prosélytisme important créant des communautés de Berbères juifs , avant que son développement ne soit freiné par des mesures anti-juives à l ’ époque byzantine . Peut-on les faire remonter à l ´ époque où la flotte du roi Salomon s ´ associait à celle de Hiram roi de Tyr , pour entreprendre de lointaines expéditions vers le pays de Tarshish ? Peut-on attribuer leur installation à la destruction en 586 avant l ’ ère chrétienne du Premier Temple par Nabuchodonosor qui força les juifs à prendre le chemin de l ’ exil et à s ’ établir en Babylonie , Égypte et ailleurs ? Beaucoup disent que ce sont ceux-là mêmes qui ont bâti la synagogue de la Ghriba . Ainsi , la métropole de Carthage avait en son temps fourni un grand nombre de rabbins et l ’ importance de la communauté juive d ’ Afrique est bien attestée par l ’ épigraphie latine . Cependant les données archéologiques sont peu nombreuses ; il y a bien la nécropole romaine juive de Gammarth qui a fait l ’ objet de savantes publications , depuis sa découverte par M . Beulé au début de la deuxième moitié du XIX e siècle . Pour la Carthage romano-byzantine , l ’ archéologie a restitué deux synagogues . La première fut reconnue et fouillée en 1883 à Hammam Lif l ’ antique Naro , dans la banlieue sud de Carthage , non loin de Maxula . Cette superbe synagogue a fait l ’ objet de publications spécialisées , tant pour l ’ architecture que pour la mosaïque et l ’ épigraphie . La deuxième synagogue semble correspondre à des vestiges repérés non loin de la plage d ’ Hamilcar à Carthage par une mission danoise qui opérait dans le cadre de la campagne internationale pour la sauvegarde de Carthage . La mission a recueilli douze lampes marquées de la menorah . À Kélibia aussi l ’ antique Aspis-Clipea , une synagogue a été mise au jour il y a quelques temps de cela . On peut donc parler , pour Clipea , d ’ un véritable complexe judéo-chrétien . La découverte est le fruit d ’ une intervention de sauvetage menée sous l ’ égide de l ’ Institut national du Patrimoine . L ’ exploration du terrain a eu pour résultat la mise au jour de structures architecturales et de deux sols couverts de mosaïques . L ’ iconographie de la mosaïque de la grande salle semble avoir puisé à pleine main dans le répertoire bien connu des univers païen et paléochrétien , qu ’ il s ’ agisse de la faune ou de la flore : le poisson , le taureau , le cerf , l ’ agneau , la grenade , la rose . Mais le cratère et le nœud de Salomon y occupent aussi une bonne place . L ’ élément distinctif de ce décor est , sans doute , le chandelier à sept branches auquel s ’ ajoute une inscription latine . Elle est moins explicite que celle de Hammam Lif qui , elle permet l ’ identification de la synagogue , ne laissant pas l ’ ombre d ’ un doute grâce à la formule Sancta sinagoga naron ( itana ). Mais il faut reconnaître cependant , que l ’ inscription de Kélibia recèle elle aussi des indices qui établissent le caractère synagogal de l ’ espace . Pour cette mosaïque , nous avons une composition en quadrillage de nœuds d ’ Héraclès en lacis de tresses à deux brins . L ’ ensemble est divisé en une série de cercles : onze médaillons sont visibles . Le douzième vraisemblablement prévu dans la trame , n ’ a pas été réalisé sans doute pour des contraintes d ’ architecture . À son emplacement , on a dû aménager ce qui semble être la bimah , du haut de laquelle les prières devaient être dirigées et la Torah lue . De cette estrade , adossée au mur sud-est de la grande salle , il ne reste que la base . Sous cette construction , s ’ étale une mosaïque plus ancienne que celle que nous venons de mentionner .

LA SYNAGOGUE DE LA GHRIBA

La plus célèbre des synagogues de Tunisie est incontestablement celle de la Ghriba . Un pèlerinage annuel y a lieu au 33 e jour du Omer et rassemble les Juifs d ’ Afrique du Nord . Les festivités commencent le 14 Iyar pour la commémoration de Rabbi Meïr Baal HaNess et continuent jusqu ’ au 18 Iyar ( fête du Lag Ba ’ omer ), jour du souvenir de Rabbi Shimon bar Yohaï localement connu sous le nom de Rabbi Shem ’ un . Le pèlerinage inclut une visite à la synagogue , l ’ aumône , des prières et la participation à l ’ un des deux cortèges qui ont lieu pendant les deux derniers jours du pèlerinage . Le cortège inclut des visites à d ’ autres salles de prière du village . Les participants portent une grande menorah montée sur trois roues . Le lustre est décoré de symboles représentant les douze tribus d ’ Israël , les noms de rabbins tunisiens vénérés , les noms des trois patriarches et des quatre « matriarches » et des bénédictions en l ’ honneur de Meïr Baal HaNess et de Shimon bar Yohaï . Au sommet se trouve une étoile de David avec l ’ inscription Shaddai ( nom de la divinité ). La structure est couronnée par les Tables de la Loi . Le lustre est décoré de divers tissus , d ’ écharpes de couleurs lumineuses et de voiles . Le cortège ressemble ainsi à une cérémonie de mariage qui signifie l ’ union mystique entre les hommes et Dieu . En soirée , le lustre est présenté à l ’ intérieur de la synagogue et des bougies sont allumées sur les cinq rangées . Les Juifs de Djerba , aussi bien que des pèlerins étrangers , se mélangent à l ’ intérieur de la synagogue . C ’ est également la seule occasion où il n ’ y a aucune séparation entre hommes et femmes . Dans les années 1990 et 2000 , la plupart des pèlerins viennent de l ’ étranger et d ’ après une autre coutume locale , les femmes déposent des œufs marqués du nom d ’ une jeune fille célibataire sur une voûte marquant l ’ endroit où selon la tradition , le corps de la jeune fille ( nous en parlerons plus loin ) aurait été trouvé . L ’ œuf , laissé près d ’ une bougie pour la durée du festival , est ensuite retourné à la célibataire qui , après l ’ avoir mangé serait sûre de trouver un époux . Ghriba signifiant à la fois « étrange » et « étrangère » en arabe , reflète le statut spécial de la synagogue dans les traditions juives de Tunisie .

LA LÉGENDE DE LA GHRIBA

Il est dit qu ’ après la prise de Jérusalem et l ’ incendie du Temple de Salomon par Nabuchodonosor II en 586 av . J . -C. des prêtres appelés Cohanim auraient emporté un élément du temple détruit avant de s ’ en fuir et de s ’ installer sur l ’ île de Djerba . Cet élément aurait été inséré dans la synagogue érigée sur l ’ île . D ’ ailleurs , les visiteurs peuvent voir une pierre incorporée à l ’ une de ses voûtes . Il s ’ agirait de la pierre originale rapportée de Jérusalem . Une autre légende raconte l ’ histoire d ’ une jeune fille de très grande beauté vivant seule dans une cabane faite de branchages . Impressionnés par son charisme envoûtant et son aura de sainteté , peu de gens osaient l ’ approcher . Un soir cependant , sa cabane prit feu . Craignant que la jeune fille ne soit en train d ’ élaborer un sortilège , personne n ’ osa s ’ en approcher . Une fois l ’ incendie éteint , les villageois des environs s ’ approchèrent de la hutte en cendres pour y découvrir la jeune fille décédée tout en étant épargnée par les flammes . Ils se dirent qu ’ il s ’ agissait probablement d ’ une sainte et regrettèrent de ne pas l ’ avoir secourue . Ils érigèrent par la suite la Ghriba sur le site .

AMBASSADEURS TUNISIENS

Le 22 juin 2016 , sous instruction de feu Béji Caïd Essebsi , l ’ ambassade de Tunisie en France a organisé une réception à l ’ occasion de la décoration de trois tunisiens de confession juive : Claude Nataf , Serges Moati et Michel Boujenah . Une réception hautement symbolique présidée par Mohamed-Ali Chihi et qui avait fait suite à la cérémonie officielle organisée le 22 avril 2016 lors de laquelle d ’ autres personnalités de confession juive ont été décorées « en reconnaissance de leurs efforts déployés en faveur de la consolidation des relations d ’ amitié et de coopération entre la Tunisie et la France ». Il s ’ agissait de Jean Daniel , fondateur du Nouvel Observateur , élevé à la dignité de Grand Officier de l ’ Ordre national du Mérite , mais aussi des journalistes Guy Sitbon et Jean-Pierre Elkabbach ainsi que de l ’ historienne Lucette Valensi et des écrivaines Nine Moati ( la sœur de Serges Moati ) et Béatrice Slama . Autant de personnes qui , grâce à leur travail sont les représentants à la fois du peuple tunisien et de la culture française . Ils n ’ ont eu de cesse tout au long de leur existence de faire le pont entre les deux cultures . Ambassadeurs de la culture tunisienne , d ’ autres illustres juifs tunisiens ne cachent pas leur fierté d ’ être tunisiens ou d ’ avoir des originaires tunisiennes . Tel est le cas de Francis Ford Coppola qu ’ on ne présente plus et sa famille , sa fille notamment Sofia Coppola qui a marqué l ’ histoire du cinéma de son empreinte indélébile avec des films comme « Marie-Antoinette », « Virgin suicides », son neveu Nicolas Cage (« Sailor et Lula », « Arizona junior », « Volte-face ») … ou encore Kev Adams véritable phénomène de société outre-méditerranée . Max Azria également , natif de Sfax et fondateur de la marque de vêtements pour femme BCBG MAXAZRIA . Sans oublier bien évidemment feu Elie Kakou ou encore Michel Boujneh que l ’ on ne présente plus . Ce dernier passera même le concours d ’ entrée l ’ Ecole d ’ art dramatique du Théâtre National de Strasbourg et sera malheu-reusement recalé à cause de son accent … tunisien . Citons aussi Cyril Hanouna animateur de télévision , de radio et producteur à succès …

UNE RICHE TRADITION CULINAIRE

La cuisine tunisienne , typiquement méditerranéenne découle d ’ une tradition ancestrale de culture gastronomique et reflète les héritages culturels successifs ( berbères , puniques , arabes , juifs , turcs , italiens …). Elle dépend en outre du climat régional et de la géographie du pays et par conséquent de ses produits locaux : blé ( que l ’ on retrouve sous forme de pain , pâtes ou semoule ), olives et huile d ’ olive , viande ( surtout de mouton , bœuf , poulet et autres volailles , voire de chameau dans certaines régions du sud ), fruits et légumes , poissons et fruits de mer ( calmar , poulpe , thon , rouget , daurade , loup de mer …), surtout le long des côtes . Cette cuisine se différencie sensiblement de ses voisines maghrébines : le tajine tunisien est ainsi différent de la version marocaine ou algérienne , il en est de même pour certaines préparations de pâtes , de salades ... le savoir-faire des juifs tunisiens s ’ est greffé à la gastronomie nationale pour donner naissance à l ’ une des cuisines les plus riches et les plus inventives au monde . Elle a été grandement influencée par la cuisine des pays de la diaspora juive et ce dans le respect de la Cacherout . La cacherout ou kashrout (« convenance de la cuisine et des aliments ») est le code alimentaire prescrit aux enfants d ’ Israël dans la Bible hébraïque . Elle constitue l ’ un des principaux fondements de la Loi , de la pensée et de la culture juive . Elle regroupe d ’ une part l ’ ensemble des critères désignant un aliment ( animal ou végétal ) comme permis ou non à la consommation , et d ’ autre part l ’ ensemble des lois permettant de les préparer ou de les rendre propres à la consommation . Les aliments en conformité avec ces lois sont dits casher , « aptes » ou « convenables » à la consommation . Comme Hallal pour les musulmans . Et leur apport à la tradition culinaire tunisienne est incomparable . Jugez par vous-même : pour les entrées , il y en a pour les gouts et les couleurs . Entre Megbouba ou Marmouma , salade d ’ artichauts , salade de carottes , salade de navets tous servis de préférence le vendredi soir ou encore la slata Mechouia et la soupe aux fèves . Pour ce qui est des plats principaux : la oja , le couscous au poisson , la tfina harisha , Loubia bel camoun , la Melokhia , Pain et Huile , Psal Al Loubia , le Tajine ... Les juifs tunisiens utilisaient beaucoup la harissa dans leur préparation .
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NUMÉRO # 68