La Gazelle | Page 90

rencontres encounters ‫لقـــــاءات‬ Interview I Interview I ‫ مقابلـة‬ Le voyage de azza filali Qu’évoque pour vous le voyage ? Partir, quitter, tourner le dos, s’éloigner, tant de mots se pressent en un être qui voyage, si tant est qu’il voyage vraiment, souvent il ne s’agit que de “déplacements avec buts assignés”, le voyage se résumant à une logistique d’avions, de taxis, de réunions ou de tourisme prédigéré. Or, l’essentiel du voyage se love dans l’étrangeté de soi à soi, lorsque se mêlent une joyeuse fébrilité, une once d’appréhension et un fond de soulagement. Pour moi, cette étrangeté naît, une fois le passeport poinçonné, le portique passé, quand je me retrouve dans le hall, en direction des salles d’embarquement. Je ne suis plus ici, pas encore là-bas, je ne suis nulle part. Délivrée du poids de mes adresses, (l’actuelle et puis celles passées ou à venir), j’accède à l’infinie légèreté des baladins. “ Sans prétendre à un dépaysement, le voyage aura alors suffi à faire trembler le béton de nos certitudes… ” La Gazelle 55 I 92 Qu’est-ce qu’un voyage dépaysant ? Si dépayser un être consiste à le faire changer de pays, d’habitudes, d’occupations, les voyages sont désormais, rarement dépaysants. Où qu’on aille, on s’emmène avec soi, bagage non déclaré de préjugés, d’attentes et d’habitudes…C’est ainsi que trop de voyageurs appellent dépaysement ce qui ne leur ressemble pas, le pittoresque qui les émoustille. Mais le voyage offre parfois de ces moments fugaces où, plongé dans une réalité qui le dérange, l’être vacille. Quelque chose en lui est heurté, décalé, voire agacé ; il a manqué un rendezvous manqué avec lui-même. Mais à force de se rencontrer sans cesse, il est bon qu’on se manque de temps en temps, que dans le miroir, un autre visage, d’autres vécus se profilent. Sans prétendre à un dépaysement, le voyage aura alors suffi à faire trembler le béton de nos certitudes. Qu’emmenez-vous toujours dans votre valise ? Préparer une valise constitue pour moi un chemin semé d’embûches. Une angoisse me saisit à l’idée de la tenue qu’il aurait fallu prendre et que je risque d’oublier. Mais deux incontournables ne désertent jamais ma valise : mes deux paires de ciseaux, l’une épaisse pour les emballages récalcitrants, la seconde, fine et pointue pour les fils qui dépassent ou les ongles qui repoussent trop vite. Le plus souvent, ces ciseaux font le voyage sans avoir servi, mais de les sentir à ma portée me confère un sentiment de sécurité et de puissance, comme s’il me fallait à tout instant avoir la possibilité de couper les chemins en deux… Votre musée fétiche Un souvenir exquis me reste du MOMA, le musée d’art moderne de New-York. L’édifice, blanc, aux lignes épurées, joue un éternel cache-cache avec la lumière. Celle-ci traque les visiteurs au bout d’une allée ou au coin d’une salle. Par les ouvertures, ménagées à l’étage, le jardin déroule son duo de feuillage et de sculptures, îlot fragile entre les buildings. En déambulant dans les galeries, un recueillement gagne peu à peu, et le pas se fait plus lent, comme si l’exigence de dépouillement de l’architecture se transmettait aux êtres, les lavant de l’intérieur. Ce que vous aimez faire le plus en voyage L’un des moments les plus doux est le souvenir de longues marches solitaires dans des villes inconnues. Délivrée du poids des regards et de l’automatisme de la conduite automobile, je reprends à moi mes pieds et leur rythme. Sans hâte, j’enfile les rues, tandis que mes yeux musardent. Vidé de ses contraintes, mon esprit rêve ou se tait. Durant ces expéditions sans but déclaré, je renoue avec le plaisir enfantin de faire l’école buissonnière et mes pieds qui battent le pavé sans utilité déclarée oublient la disgracieuse nécessité d’être adulte. Le pays de vos rêves Je n’aime pas les rêves qui s’évaporent au réveil. Ceux-là sont juste bons pour les divans des psychiatres ou l’inutile nostalgie d’un paradis toujours perdu. Je préfère les rêves qu’on fait, les yeux ouverts. Dans ce cas, le pays de mes rêves est, sans conteste, le mien, ma petite terre, bordée de bleu et de sable, aux aubes de jasmin, aux ruelles fleurant bon la coriandre et la fleur d’oranger. Dans le village où je vis, toutes les ruelles égrènent mon histoire et lorsqu’une rêverie me prend, je ne sais plus si souvenirs et espérances sortent de ma tête ou se détachent de la chaux un peu décrépite des murs. Un souhait pour l’avenir Comment se résoudre à un souhait, un seul ? Chaque être voyage avec des souhaits en pagaille. Certains le désertent au fil du temps, il en perd d’autres. Mais il arrive parfois, qu’en une aubaine inespérée, la vie lui exauce quelque désir. Pour ma part, s’il me fallait réunir une grappe de souhaits en un seul vœu, ce serait d’être heureuse dans un pays uni. M’éveiller la paix dans l’âme, recevoir la bienfaisante chaleur des midis et peindre passions et tourments aux couleurs ineffables des crépuscules de mon pays. I