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Avant de devenir galeriste , vous étiez vous-même collectionneur d ’ art . À partir de quel moment avezvous ressenti l ’ envie d ’ acquérir des œuvres ?
C ’ est arrivé très tôt : en 1981 , alors que je me baladais à la Place des Halles à Strasbourg , mon regard est attiré par la vitrine d ’ une galerie d ’ art : j ’ ai eu un coup de cœur immédiat pour une œuvre de l ’ artiste Michel Guédron qui peignait de merveilleuses maisons alsaciennes au couteau . Je me souviens d ’ avoir ressenti une profonde émotion , quelque chose de sidérant et de presque irrépressible . Ce tableau , je voulais l ’ acheter ! Comme le prix correspondant à l ’ équivalent de deux fois mon salaire , j ’ ai trouvé un arrangement pour échelonner mes paiements … C ’ est devenu mon premier tableau , suivi d ’ un deuxième Guédron puis d ’ un troisième . Par la suite , je me suis intéressé à d ’ autres artistes alsaciens que je croisais dans les vernissages comme Daniel Gasser , qui est devenu mon ami , France & Hugues Siptrott ou Bernard Abtey .
En 1987 , quand je me suis rendu à New York , j ’ ai profité de mon séjour pour découvrir les galeries . Dans l ’ une d ’ elles , je me retrouvai subjugué par la présence des œuvres d ’ un jeune artiste : un certain Jean-Michel Basquiat ! Nous étions à un an de sa disparition , le montant de ses toiles s ’ élevait déjà à 100 000 dollars , ce qui constituait forcément une somme pour l ’ époque . Je m ’ interrogeai sur la possibilité de franchir le pas – ce que je ne fis pas ! – et aujourd ’ hui je suis obligé d ’ admettre que c ’ est bien dommage parce que l ’ une ou l ’ autre de ces œuvres vaut jusqu ’ à 100 millions de dollars ! [ rires ]
Il reste de cette découverte une soif dévorante pour les œuvres d ’ art que vous finissez par acquérir avec un goût de plus en plus affiné .
Oui , je pense que mon coup de cœur initial pour Basquiat et d ’ autres artistes de la mouvance pop aux États-Unis m ’ a donné envie de m ’ attacher à des déclinaisons au centre desquelles on trouve la figure dans sa version la plus colorée : ça peut être autant les membres reconnus de la Figuration Libre en pleine explosion dans les années 80 , comme Robert Combas par exemple ou Hervé di Rosa . Mais j ’ ai élargi ma vision des choses , n ’ hésitant pas à explorer les filiations successives de ces courants : la Figuration Narrative avec Rancillac , Erró , Peter Klasen , Jacques Monory ou Gérard Schlosser – que j ’ adore ! –, les Nouveaux Réalistes avec Villéglé , Niki de Saint-Phalle et Arman bien sûr , autant de courants qui s ’ attachent à l ’ esthétique tout en faisant passer de vrais messages . J ’ apprécie le fait que ces artistes émettent un point de vue sur l ’ évolution de la société de leur temps , qu ’ ils se jouent des codes , pratiquent le détournement et la surenchère formelle avec sérieux parfois mais aussi avec beaucoup d ’ humour . Cela offre des lectures multiples , parfois surprenantes . Et chez eux , j ’ aime les compositions presque spectaculaires , la forte présence de la couleur et la franchise du trait .
On vous suppose prêt à explorer bien des voies artistiques .
Oui , je m ’ aventure sur bien des terrains : je ne dédaigne pas les formes purement abstraites par exemple . C ’ est le cas de certains artistes informels comme le merveilleux Pierre Soulages , récemment décédé et auquel je rends un hommage à ST-ART cette année , Hans Hartung ou Ladislas Kijno . Là , je me laisse embarquer par le travail de la matière qui magnifie la lumière jaillissant du noir : le fameux Outrenoir . Je peux également me laisser séduire par des approches bien différentes , comme ça au feeling , simplement à l ’ émotion , dans l ’ échange qui naît les artistes eux-mêmes et les galeristes . Ce qui me séduit c ’ est d ’ anticiper la tendance , de dénicher la perle rare et du coup de la révéler auprès de mon entourage dans un échange permanent . Ça crée une émulation plaisante .
D ’ où peut-être cette envie de passer de l ’ autre côté et de devenir galeriste à votre tour ?
Sans doute . On perçoit souvent le galeriste comme un marchand d ’ art . Mais il est avant tout un amateur d ’ art , dont les artistes ont besoin pour être montrés – parfois accompagnés dans leur démarche , comme peuvent l ’ être certains cinéastes dans la relation qu ’ ils entretiennent à leur producteur . L ’ envie est là , c ’ est vrai : emprunter une voie nouvelle en passionné d ’ art .

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