C ’ est en 1955 , alors que la lutte de Saint-Nazaire avait fait tache d ’ huile à Nantes , que le dernier mort en manifestation nantais est comptabilisé , tué d ’ une balle de CRS dans la tête sur le cours des 50 Otages . Il se nommait Jean Rigollet , était maçon et avait 24 ans , le même âge que Steve . « Dans les mémoires militantes , la date de 1955 revient tout le temps », constate Séverine Misset , maître de conférences à l ’ université de Nantes , sociologue spécialiste des classes populaires . « Un tiers des salariés était syndiqué à l ’ époque . Nantes était alors un bastion de la CGT et de la CFTC . Ce qui a marqué , c ’ est leur dureté , la confrontation avec le patronat et les forces de l ’ ordre , leur violence d ’ une certaine façon . 1955 restera toujours un repère , même en 68 . Il faut bien avoir en tête qu ’ en 1968 , la génération de militants des années 60 a déjà eu son baptême du feu à l ’ occasion de 1955 , ils ont déjà un passé . » Mais avant de prendre une telle ampleur à Nantes , c ’ est à Saint-Nazaire que le conflit éclate . Les tensions naissent quand la direction des chantiers navals décide de placer les soudeurs sous le même régime que les chaudronniers . Les trois syndicats CGT , FO et CFTC réussissent à dépasser les tensions entre les deux corps de métier et à les retourner contre la direction . Ils parviennent même à agréger à la lutte une revendication plus générale d ’ augmentation de 30 % pour une mise à niveau des salaires avec ceux de la métallurgie parisienne . Grèves , « lock-out » ( fermeture de l ’ usine par la direction ), heurts avec les forces de l ’ ordre s ’ enchaînent . Les ouvriers passent bureaux et papiers de la direction par les fenêtres , boivent le champagne des cadres perchés sur les balcons , bombardent les gardes mobiles de pavés , cailloux , boulons , érigent de titanesques barricades en l ’ usine même , et font même tomber à l ’ eau des CRS , avec qui ils échangent des coups de poing , tous immergés dans le bassin de Penhoët . Encore un écho qui résonne avec l ’ affaire du quai Wilson , qui avait vu des jeunes précipités dans la Loire , juste parce qu ’ ils voulaient danser . Encore un ricochet de l ' histoire qui évoque la mort de Steve . Le sociologue et philosophe allemand Max Weber écrivait qu ’« il faut concevoir l ’ État contemporain comme une communauté humaine qui , dans les limites d ’ un territoire déterminé , revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime . » En France , Action directe avait posé la question de la légitimité de la riposte avec ses exécutions ciblées . « Comment peut-on tuer un gamin qui danse ? », demandait à Nicolas Mollé l ’ un de ses fondateurs , Jean-Marc Rouillan , lui-même de passage à Saint-Nazaire pour présenter son ouvrage « Dix ans d ’ Action directe - Un témoignage , 1977-1987 ». « On a été en quelque sorte happés par une forme de suspens désespéré alors que nous nous doutions qu ’ il était mort . Pour moi , cet épisode est typique de l ’ ambiance de ‘ pacification ’ qu ’ a vécu le mouvement des Gilets jaunes à partir de décembre 2018 . À savoir une violence tous azimuts , sans retenue , qui donne l ’ impression qu ’ il n ’ y avait plus d ’ officiers aux commandes . J ’ ai fait toutes les manifs de Gilets jaunes , j ' ai été surpris , à chaque fois , par l ’ agressivité de la police . Même moi , avec mon histoire particulière , j ’ avais rarement vu des faits pareils en termes de violences gratuites . Là , dans le cas précis du quai Wilson , en attaquant une fête de gamins , on atteint à mon avis un niveau criminel . Même si les responsables continuent de dire qu ’ ils ont tout fait dans les règles . » Pour Jean-Marc Rouillan , une telle violence dans un contexte festif reste incompréhensible . « On leur a coupé la musique , ils l ’ ont remise , des policiers sont venus , ils leur ont jeté des canettes de bière ». « C ’ est une histoire de bal populaire ! Moi , à mon époque , il y avait des bagarres de bal populaire avec des gendarmes qui venaient couper la musique . On la laissait un peu , on disait ‘ maintenant c ’ est fini ’, au bout d ’ un moment , après quelques négociations , ça finissait par s ’ apaiser . » Mais il faut croire qu ’ entre l ’ époque où la classe ouvrière était soudée , savait faire front et aujourd ’ hui , où la police n ’ est plus gardienne de la paix , mais force de l ’ ordre , il n ’ y a plus la poche d ’ air qui aurait permis à Steve de ne pas succomber .
Tout le monde sait qui a tué Steve
Nicolas Mollé
Éditions Syllepse , 2020 170 pages - 10 €
novembre 2020 - HISTOIRE & PATRIMOINE - n ° 99 — 131