Gang de Biches Numéro 4 - Mars/Avril 2019 | Page 21
CULTURE MÉDIA - 21
TÉLÉ-RÉALITÉ,
UNE REPRÉSENTATION
POSITIVE DES FEMMES ?
Annabelle Chauvet Célia Callois
A
ccusée de sexisme, et pourtant, vrai plaisir coupable, la
télé-réalité fascine autant qu'elle révolte. Les femmes
y subissent, en effet, une représentation plus négative que
positive…
Le 2 Janvier 2019, Morgane Enselme publie la vidéo « La
vérité sur la télé-réalité » sur sa chaîne Youtube. Avec plus
de trois millions de vues, la vidéo de l'ancienne participante
à Secret Story a suscité l'indignation en levant le voile sur
les dessous peu reluisants, pour ne pas dire scandaleux, de
la télé-réalité. Pression, manipulation, chantage, conditions
de vie déplorables au sein de « la maison des secrets », la
jeune femme décrit précisément le calvaire qu'elle a vécu.
La production mettrait tout en œuvre pour faire craquer
les candidats sous les yeux des téléspectateurs, avides de
« clash, trash et sexe » selon les mots des producteurs de
Secret Story rapportés par Morgane Enselme. Les émissions
de télé-réalité, en filmant le quotidien d'anonymes ou de
célébrités, rivalisent de scènes incongrues. Impossible
alors avec un tel objectif de révéler le « meilleur » des êtres
humains, en particulier lorsqu'ils sont mis en compétition,
comme dans Loft Story, Les Anges de la télé-réalité, Un
dîner presque parfait, etc... Pas étonnant, non plus, que la
représentation des femmes dans ces programmes ne soit
pas positive.
Pour Manon Racz, auteure d'un mémoire sociologique à
Sciences Po Toulouse sur 4 mariages pour une lune de
miel, la représentation des femmes dans cette émission est
« négative et ridicule ». Bien que le programme soit produit
et regardé par des femmes, les participantes à l'émission
sont très souvent humiliées ou méchantes, alimentant
le mythe d'une impossible sororité. Diffusée du lundi au
vendredi sur TF1, l'émission regroupe quatre femmes qui
évaluent le mariage de leurs concurrentes. La gagnante,
ayant obtenu les meilleurs notes, se voit remettre des
billets pour une lune de miel de rêve dans les Maldives.
« La méchanceté entre les candidates est mise en valeur, et
non la bienveillance. Dans cette compétition, « la meilleure
femme » est élue, c'est-à-dire celle dont le mariage est le
plus réussi, car toute l'organisation du mariage est entre les
mains des femmes, laissant reposer sur elles toute la charge
mentale du couple. » explique Manon Racz. L'auteure va plus
loin et remarque la lutte des classes dont les candidates
sont animées dans 4 mariages pour une lune de miel.
Non seulement la représentation du genre féminin est
misogyne mais s'ajoute à cela un mépris de classe terrible,
dévalorisant une nouvelle fois les femmes. Les plus belles
mariées sont celles maîtrisant les codes bourgeois. 58% des
mariages gagnants sont issus d'une classe sociale élevée. Or
l'émission, bien que regardée par une diversité de profils,
est en majorité destinée aux classes populaires afin de leur
« apprendre les normes bourgeoises » mises à l'honneur,
selon Manon Racz. L'humiliation est subie à la fois par les
participantes et les téléspectatrices, les ramenant sans arrêt
à leur classe sociale.
Si le concept de « male gaze » n'a pas été théorisé par la
critique de films Laura Mulvey en 1975 en pensant à la télé-
réalité, le lien entre les deux peut pourtant se faire aisément.
Le « male gaze » pourrait se traduire par « regard masculin »
et met en avant l'idée que les films, séries, photos… sont
très souvent réalisés par des hommes et donc au travers
de leur regard masculin, de leurs désirs. La façon dont les
femmes sont objectivées dans certaines émissions de télé-
réalité comme Les Anges de la télé-réalité par exemple, où
les participantes sont dénudées la plus grande partie du
temps, montre l'empreinte du « male gaze » dans la société.
Le regard porté sur les femmes à travers les caméras est bien
trop souvent l'expression d'un désir viril, laissant peu de place
à des femmes fortes, indépendantes (mais pas castratrices)
avec leurs propres envies, qui ne sont pas nécessairement
conformes aux normes du désir masculin.
« Les Kardashians sont
féministes malgré elles
car elles vivent dans un
matriarcat parfait. »
Pour autant, le tableau n'est peut-être pas si sombre. La télé-
réalité est un des rares domaines professionnels, aux côtés
du mannequinat, où les femmes sont mieux payées que
les hommes. Certaines ont même construit des fortunes et
entreprises gigantesques à l'instar de la famille Kardashian-
Jenner. À 21 ans, la benjamine du clan, Kylie Jenner était
sacrée comme la plus jeune personne à avoir construit par
elle-même une fortune s'élevant à un milliard de dollars. En
une de Forbes, célèbre revue économique américaine, elle
pose sereinement, le regard déterminé. Kylie a grandi sous
les yeux des caméras de la télé-réalité et pourtant, semble
être un modèle de réussite. Depuis 15 ans, le quotidien
des cinq sœurs Kardashian-Jenner et de leur mère Kris est
filmé dans une émission aussi effrayante que fascinante,
Keeping up with the Kardashians. Dans un article publié sur
Slate, la journaliste Titiou Lecoq note que les Kardashians
sont « féministes malgré elles » car elles vivent dans un
« matriarcat parfait ». Et c'est vrai. Avec peu d'hommes
à l'écran, et sans aucun pouvoir lorsqu'ils sont présents,
le programme passe avec brio le test de Bechdel* ! Kim
Kardashian et ses sœurs ont souvent été accusées d'avoir
réussi grâce à leur physique mais Titiou Lecoq condamne ces
propos sexistes et rappellent qu'elles sont, tout de même,
à la tête d'une entreprise titanesque. Manon Racz conclut :
« les émissions de télé-réalité ne sont peut-être pas tant
à l'origine de valeurs sexistes, mais à l'image de la société
dans laquelle elles voient le jour qui, elle, est profondément
misogyne. »
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*3 critères pour « valider » qu'une œuvre ne sous représente
pas les femmes : Présence d’au moins deux personnages
féminins, qui parlent ensemble, mais pas d’hommes.