FdT Mai | Page 49

“ ’étais, l’autre jour, avec un ami, occupé à envisager l’avenir, à réfléchir sur notre place dans le monde, à appréhender la course folle du temps, à considérer les différents moyens qui pourraient nous permettre de nous élever dans notre vie d’hommes, de futurs maris et pères... bref, on glandait en terrasse d’un café. La conversation a glissé, sans qu’on s’en rende vraiment compte, sur le choix binaire qui s’offre à nous dans ce monde de chaos où nous sommes pris à témoin toutes les deux secondes pour juger de la validité d’un but de football ou de la longueur d’une jupe. Nous sommes tombés d’accord, Zoun et moi – oui, mon pote s’appelle Zoun –, pour admettre que nous allions devoir choisir entre deux modes de vie assez tranchés mais finalement pas si éloignés que ça l’un de l’autre si nous voulions vivre en paix puisqu’il nous est, en permanence, demandé de choisir un camp. La question était cruciale: allions-nous passer le reste de notre existence de manière halal ou haram? Les cheveux relevés dégageaient la nuque et offraient une vue impeccable sur les épaules que les bretelles n’arrivaient pas à entraver. Nous avons longuement réfléchi. Alors, bien sûr, le halal, c’est la respectabilité, la place garantie au premier rang au Paradis, l’assurance de ne jamais avoir mal aux cheveux un lendemain de fête. Oui, mais le haram, c’est la liberté absolue – y compris celle de perdre toute dignité en n’arrivant plus à prononcer les consonnes au moment d’aborder la serveuse en mini-jupe à cause de la dix-septième vodka-citron vert –, c’est les sandwichs au jambon les pieds sur la table en regardant le prêche du vendredi à la télé, c’est l’assurance d’épouser qui je veux à condition que ma mère soit d’accord. Oui, mais le halal, c’est les voyages entre copains, les contrées du levant, Alep, Damas, Mossoul, la franche camaraderie et la vie au grand air entre deux bombardements jordano-américains. Oui, mais le haram, c’est le plaisir de pouvoir regarder les filles en toute impunité, de les siffler dans la rue, de leur coller la main aux fesses dans le bus, de les traiter comme des souillons, des roulures, des catins ou des traînées si elles tentent d’exprimer le moindre désir qui ne soit pas directement raccordé à l’un des nôtres et, de préférence, de manière synchrone... Nous en étions là de notre puissante démonstration intellectuelle lorsqu’elle parut. Elle? Je veux dire ELLE. Celle pour qui le genre féminin a été grammaticalement inventé. Zoun, qui est poète, a condensé sa pensée en la qualifiant de «visage de princesse posé sur un corps de pute». Je ne pourrais vous dire avec précision si son corps répondait aux exigences du concours Elite… ou à celles des Hot d’Or. Avait-elle le sein lourd ou le téton menu, la fesse en goutte d’huile ou pommelée, la cuisse musclée ou fine? Rien de ce qui retient d’habitude immédia- ” tement l’attention d’un esthète comme moi ne me semblait saillant. Elle portait simplement la plus ravissante des robes d’été. Avec un peu d’avance sur le calendrier car le printemps, bien entamé, laissait encore souffler ce qu’il faut de vent pour faire danser les tissus de manière aussi gracieuse que polissonne. La robe s’arrêtait de manière idéale juste au-dessus du genou, à l’endroit exact où le seul fait de marcher permet à l’étoffe de remonter un peu plus haut, découvrant juste ce qu’il faut de cuisse. Resserrée à la taille, elle marquait les hanches en descendant et s’évasait à mi-fesses afin que les hommes qui la suivent puissent observer la naissance du postérieur et imaginer le reste. Largement ouverte dans le dos, elle ne laissait aucun doute quant à l’absence de soutien-gorge; les cheveux relevés dégageaient la nuque et offraient une vue impeccable sur les épaules que les bretelles n’arrivaient pas à entraver. Le contraste entre le haut, ajusté, presque immobile, et le bas, dansant à mesure que la propriétaire déployait ses jambes de compas, était saisissant. Le tissu était bien évidemment uni, d’une couleur pastel qui laisse le beau rôle à la peau légèrement brunie par le soleil. Aucun bijou ni colifichet de vendeur de plage ne venait rompre la parfaite harmonie d’un vêtement qui se suffit à lui-même puisqu’il est un écrin. Zoun interrompit ma réflexion avec la classe qui le caractérise en permanence: «Quel cul! Tu crois qu’elle a une culotte?» Sans la quitter des yeux alors qu’elle avait déjà tourné au coin de la rue, je laissais tomber, en même temps qu’un gros soupir: «Quelle robe...» Zoun a levé un sourcil, l’air vaguement dégoûté: «Tu serais pas devenu un peu pédé, toi? Fais gaffe, c’est haram.»  Ibn Kuzman 51