Carte blanche
TEXTE
Marie LEMPERIÈRE
ILLUSTRATION
Guévork AIVAZIAN
Cheveu
Aussitôt je sentis,
Toujours pleurant, une Forme mystique bouger
Dans mon dos, me tirer en arrière par les cheveux ;
Et une voix impérieuse dit, comme je luttais,
« Devine qui te tient ! » - « La Mort ! » dis-je – mais, alors,
tinta la réponse… « Non, pas la Mort, l’Amour. »
Elizabeth Browning - Sonnets from the portuguese
Je ne veux pas parler des
cheveux coupés, tressés
en bijoux, sertis dans
un médaillon, comme on
l’a fait et l’on continue
de le faire depuis des
siècles en une sorte de
fétichisme. Ni de ses
cheveux d’enfants coupés
amoureusement par les
mères et conservés dans
une petite boîte ou une
enveloppe précieuse. Ni
de ceux que l’on balaie
sur les planchers des
salons de coiffure, les
longs, les courts, les
blonds, les roux, les
bruns, les blancs – quel
est le destin de ces restes
de nous ? Ni d’Iseut
dont le blond cheveu
a été apporté par deux
hirondelles au roi Marc
; entrés par la fenêtre
donnant sur la mer, les
oiseaux en querelle l’ont
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laissé tomber de leurs
becs et le long cheveu
d’or inspire au roi de
faire quérir la Belle et de
la prendre pour femme.
Tristan, lui, reconnaît
ce cheveu et se souvient
bien de la Blonde Iseut ;
il ira la chercher et nous
connaissons la suite…
Je veux parler du simple
cheveu glissant sur le
sol, poussé par un souffle
infime, qui s’amalgame
à la poussière et forme
un curieux petit nuage
gris. La ménagère en
nous leur fait la chasse,
s’exaspère d’en retrouver
même après avoir passé
l’aspirateur. Il en reste
toujours un coincé
quelque part, tombé d’on
ne sait où, accroché à un
vêtement, à un coussin…
Nous ne sommes guère
émus par les nôtres, à
moins qu’on en perde
trop, que leur chute
nous inquiète.
Mais un seul cheveu
d’un(e) autre me
touche parfois
jusqu’aux larmes
quand mon regard
le découvre ; forme
minimale d’une
présence absente et
parfois chérie.
Signe si humble
d’une réalité et
d’une vérité banales
pourtant : celles du
désir et de la perte.
Et pas seulement…
Je me rappelle
alors ce passage
de L’épuisement de
Christian Bobin à
propos d’un « sac
de plastique vide »,
abandonné sur un
tapis rouge par une
femme aimée de lui,
et dont il dit qu’il n’y
a pas de meilleure
image de la poésie
que ce sac vide : «…
cette présence soudain
incontestable d’une
autre vie dans notre
vie, une présence
si nette qu’elle
ressuscite la joie en
nous dormante. » Et
de poursuivre ainsi :
« Dans quatre lignes
de prose austère,
traversées ici et là
d’étonnantes lumières,
comme des veines
blanches dedans un
marbre noir, Mallarmé
se montre aux prises
avec les souhaits d’une
enfant, sa fille sans
doute, enfiévrée par la
proximité d’une fête
foraine. Bien qu’il se
décrive alors comme
pris dans ses rêveries
– et les rêveries
d’un aussi puissant
poète, cela n’était
pas rien…- il écoute
l’enfant et l’emmène,
au plus loin de la
littérature éternelle,
vers les baraques et les
manèges; ce qui le fait
céder – mais « céder »
n’est pas le mot : en
vérité, il n’hésite pas
un instant – c’est la
voix réjouie de l’enfant,
simplement la voix
qu’il nomme ainsi :
la voix claire d’aucun
ennui. »
Le cheveu retrouvé par
hasard est aussi une
voix
claire d’aucun ennui…
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