ETC. JOURNAL EDITIONS #3 | Page 12

Haïti est un pays de choses cachées. Un pays de couches épaisses, au carrefour des mystères. Les premières couches sont celles que l’on voit. Les autres, tapies dans la terre, dans l’ombre d’une porte entrouverte, souvent à l’abri d’un regard, semblent toujours nous échapper. J’attendais cet écart entre la chose imaginée et la chose vécue. Ce moment où les premières images d’une terre étrangère allaient se placer sur les bribes fantasmées, comme un filtre, d’abord en les rectifiant, puis en les effaçant, minutes après minutes, jours après jours. Jusqu’à ne plus être capable, même avec la plus grande concentration, de retrouver le fil de l’image qui m’avait un temps habitée. La réalité allait planter son décor, plus chaotique, dense. 12 Port-au-Prince, c’est avant tout une couche de matière. Un vrac qui se fait et se défait jour après jour, se charge et reflux comme le souffle dans un poumon. Les pierres de la montagne s’égrènent à chaque averse, dévalent en torrent les rues pentues avant d’être avalées par la gueule ouverte de l’égout. Sur les trottoirs se mêlent aux passants des vendeurs de sodas, des soudeurs à même le sol, des chiens sans maître regardant des écolières aux cheveux soigneusement enrubannés. Dans les multiples paroisses les fidèles par centaines n’en finissent pas de chanter le Seigneur – certainement il y aurait assez de voix pour prier plusieurs dieux. Au coin de la rue, la même marchande déplie et replie tous les jours son étalage de chapeaux de paille, de boîtes de conserve, de brosses à dents. Le pneu crève et se remplacera mille fois, tant qu’il y aura des vis pour s’y planter. 13