Haïti est un pays de choses cachées. Un
pays de couches épaisses, au carrefour
des mystères. Les premières couches sont
celles que l’on voit. Les autres, tapies
dans la terre, dans l’ombre d’une porte
entrouverte, souvent à l’abri d’un regard,
semblent toujours nous échapper.
J’attendais cet écart entre la chose imaginée et la chose
vécue. Ce moment où les premières images d’une terre
étrangère allaient se placer sur les bribes fantasmées, comme
un filtre, d’abord en les rectifiant, puis en les effaçant, minutes
après minutes, jours après jours. Jusqu’à ne plus être capable,
même avec la plus grande concentration, de retrouver le
fil de l’image qui m’avait un temps habitée. La réalité allait
planter son décor, plus chaotique, dense.
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Port-au-Prince, c’est avant tout une
couche de matière. Un vrac qui se fait
et se défait jour après jour, se charge et
reflux comme le souffle dans un poumon.
Les pierres de la montagne s’égrènent à
chaque averse, dévalent en torrent les
rues pentues avant d’être avalées par la
gueule ouverte de l’égout. Sur les trottoirs
se mêlent aux passants des vendeurs de
sodas, des soudeurs à même le sol, des
chiens sans maître regardant des écolières
aux cheveux soigneusement enrubannés.
Dans les multiples paroisses les fidèles par
centaines n’en finissent pas de chanter le
Seigneur – certainement il y aurait assez de
voix pour prier plusieurs dieux. Au coin de la
rue, la même marchande déplie et replie
tous les jours son étalage de chapeaux de
paille, de boîtes de conserve, de brosses
à dents. Le pneu crève et se remplacera
mille fois, tant qu’il y aura des vis pour s’y
planter.
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