Ensemble intercontemporain 2015-16 musical season Brochure de saison 2015-2016 | Page 90
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The Forgotten City Entretien avec David Hudry
que l’on en dégage peuvent être exploités de mille et une façons différentes. Je
peux, par exemple, prendre une ligne mélodique comme point de départ, la superposer à elle-même pour obtenir ce que
Boulez nomme une hétérophonie ; ou bien
agrémenter cette même ligne de diverses
formes géométriques (points, lignes, surfaces) qui sont autant d’objets ou gestes
musicaux caractérisés. Du coup, la perception que l’on a de cette ligne change
selon qu’on l’écoute « nue » ou « habillée »
de son contrepoint.
Votre musique semble également obéir
à un modèle dramaturgique. Vous parlez volontiers de « personnage musical ».
Quand la ligne devient-elle personnage ?
La notion de « personnage musical » a
émergé avec ma pièce pour basson et électronique Impromptu pour un monodrame
(2007), une dramaturgie au cours de
laquelle cinq « personnages musicaux »
s’expriment à travers des couleurs et des
écritures différentes bien qu’interprétées
par le même instrument – en jouant donc
sur les différences de registre, les modes
de jeu et de traitement du son. Pour moi, le
« personnage musical » naît d’une écriture
orientée en fonction des particularités
techniques et expressives d’un instrument. J’emploie le terme de personnage
car l’instrument a une valeur quasi humaine dans son mode d’expression : c’est
la voix de l’alto ou du basson. J’imagine
par exemple l’alto comme un personnage
romantique, un voyageur errant et solitaire à la Schubert qui parcourt plusieurs
de mes pièces.
Lorsqu’il n’existe pas cette intimité
étroite entre une écriture et un instrument, je préfère parler d’« objet musical »
pour désigner des gestes caractéristiques
ou des morphologies plus neutres, plus
fonctionnelles, qui peuvent s’appliquer
indifféremment à divers instruments ou
groupes instrumentaux.
Ces objets et personnages musicaux circulent à travers votre œuvre…
Oui. Pour moi, composer revient à accompagner un organisme vivant dans son
processus complexe d’évolution. Les différentes pièces sont un peu comme des
cellules vivantes différenciées qui assurent des rôles spécifiques tout en se répondant mutuellement. Je suis par ailleurs
très attaché à l’idée de recontextualiser
mes idées antérieures afin de les voir exister autrement dans de nouvelles pièces.
Inversement, certaines idées développées
dans des anciens projets ne me disent plus
rien du tout, elles ne me parlent plus. Je les
laisse alors de côté et me dis que peut-être,
dans cinq ou dix ans, elles s’imposeront
à nouveau d’elles-mêmes. Ce processus
se fait très intuitivement. Ma façon de
composer a beaucoup évolué à cet égard.
Dans mes premières œuvres, j’avais tendance à vouloir tout planifier et à contrôler rigoureusement mon écriture ; une
façon pour moi, peut-être, de me rassurer
et de donner une certaine consistance à
mon travail. J’étais obsédé par les relations « génétiques » entre les éléments au
sein d’une œuvre. Peu à peu, je me suis
rendu compte qu’il y a des relations qui
s’entendent directement, et d’autres purement théoriques qui permettent simplement de donner une cohérence à l’édifice
musical. Aujourd’hui, avec un peu de recul
sur mon métier, je préfère laisser parler
mes intuitions, simplement, et chercher
l’expression la plus juste à chacune de
mes idées musicales. C’est à mon avis ce
qu’il y a de plus difficile à faire dans la
composition...
Votre création pour l’Ensemble intercontemporain porte le titre The Forgotten
City. À quoi renvoie-t-il ?
Je nourris depuis plusieurs années un
intérêt pour le monde industriel. Dans
ma pièce Passage pour 5 instruments et
dispositif électronique, je m’étais inspiré
d’un poème d’Émile Verhaeren, « Les
usines ». J’ai eu l’idée de The Forgotten
City en visitant la ville de Buffalo aux
États-Unis, ville qui faisait partie de cette
fameuse Manufacturing Belt, aujourd’hui
en déshérence. J’y ai vu les ravages de la
désindustrialisation : bâtiments entièrement vides, usines désaffectées, maisons
de style édouardien laissées à l’abandon…
The Forgotten City est une vision métaphorique de cette ville-fantôme. Ce n’est
pas de la musique à programme, mais plutôt une interprétation de ce que j’ai pu ressentir, impressions avec lesquelles j’essaie
de créer un univers sonore spécifique.
J’ai collecté des sons industriels que j’ai
analysés grâce aux outils informatiques
po ur en extraire des informations objectives que je peux utiliser comme point de
départ et modifier à ma guise. Ce projet
m’amène également à travailler davantage sur le rythme, paramètre qui était
parfois un peu banalisé dans mes compositions précédentes. J’y explore notamment le découpage de la pulsation et les
différentes façons de scander le temps…
The Forgotten City est le point d’ancrage
d’un nouveau cycle qui se prolongera avec
Machina Humana, une pièce pour 15 instruments et dispositif électronique dans
laquelle le son instrumental se mêlera à
l’âpreté des sons concrets industriels.
Propos recueillis
par Pierre-Yves Macé