Ceres Magazine Issue 3 - Spring 2016 | Page 58

En 1789, Mme de Staël a 23 ans. Lorsqu’on est jeune, à l’esprit brillant, écoutée, influente au milieu de ses amis du meilleur monde, influents eux aussi, riche, eh bien on remonte ses manches et on le refait ce monde si imparfait de l’Ancien régime  ! et l’on s’active à reconstruire une société plus juste, où chacun pourrait trouver sa place selon ses capacités et ses talents propres et non selon sa naissance  ; un monde où l’arbitraire de la volonté d’un seul (le régime de la monarchie absolue) laisserait la place à une constitution forte qui garantirait des libertés individuelles, où les lois s’appliqueraient de la même manière pour tous quel que soit le nom que l’on porte, où la recherche du bonheur serait possible pour chacun sans obligation à se soumettre au devoir d’obéissance face à la société, au dictat du droit d’aînesse ou des privilèges des grandes familles. Ces idées humanistes étaient celles de Mme de Staël et de ses amis proches, pour la plupart aristocrates de naissance d’ailleurs (comme Louis de Narbonne, Mathieu de Montmorency, Talleyrand) qui voulaient reconstruire une nouvelle société plus juste, tournée vers le progrès et le bonheur des hommes.

Ces idées Mme de Staël y restera fidèle toute sa vie et n’aura de cesse de les faire admettre à la société de son temps. Nous pouvons dire qu’elle a mené son chemin vers la liberté sur tous les fronts et sans jamais faillir.

L’aspect le moins connu, puisque plus privé, est sans doute son statut de femme d’affaires. Mme de Staël ne s’intéressait pas aux choses de l’argent en tant que telles et considérait que son père étant un génie de la finance, c’était à lui de gérer la fortune familiale qu’il avait d’ailleurs bâtie lui-même. Mais à la mort de son père en 1804, contre toute attente, elle a jugé que ce qui était digne de son père ne pouvait pas être indigne d’elle et elle s’est mise à suivre de très près les placements financiers, achats immobiliers et autres transactions.

Du Pont de Nemours et Le Ray de Chaumont avaient charge de lui proposer des acquisitions et de s’occuper de ses biens aux Etats-Unis, ne négligeant pas, bien au contraire, ce nouveau pays-continent qui se construisait par-delà l’océan, Thomas Jefferson étant d’ailleurs l’un de ses amis. A une époque où les femmes étaient légalement mises sous tutelle à la mort de leur père ou de leur mari, cela est tout à fait remarquable  ; et l’héritage qu’elle laissera à ses enfants prouve qu’elle sut se méfier de plus d’un aigrefin.

On dit souvent que l’argent est « le nerf de la guerre »  ; le maîtriser est certainement le meilleur moyen de se permettre de gagner des batailles…

Mais ce domaine étant privé, bien que chacun était pleinement conscient que Mme de Staël faisait partie des plus grandes fortunes privées de France, voire d’Europe, c’est tout naturellement par le biais de l’écriture et de la littérature que Mme de Staël s’imposa à ses contemporains.

Loin des « bas bleus », Mme de Staël est un véritable écrivain reconnu et respecté dans toute l’Europe. D’une certaine manière, elle prolonge sa conversation par l’écriture. Ce n’est plus une simple conversation de salon, de société,

mais une démonstration argumentée de la puissance de ses idées et du bien fondé de leurs principes. Mme de Staël écrit certes des nouvelles et des romans (seulement deux romans, Delphine et Corinne, qui ont été des best-sellers considérables) pour toucher un large public qui serait réfractaire aux grandes théories, mais se laisserait plus facilement séduire par une fiction qui ne manque pas de véhiculer des idées nouvelles. Mais très tôt, à 22 ans, elle écrit aussi sur la littérature (Lettres sur Rousseau), elle entre ainsi dans le domaine de la critique et de l’analyse littéraire, ce qui était tout à fait neuf, spécialement pour une femme. Elle continuera cette démarche avec son Essai sur les fictions, De la littérature et bien évidemment De l’Allemagne.

Parallèlement à cela, elle s’engage pleinement dans des écrits politiques (citons ses Réflexions sur le procès de la reine, Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français, Considérations sur la Révolution française), engagement contre le pouvoir d’un seul qu’il soit roi, premier consul ou empereur, et qui lui valut les foudres de Napoléon Bonaparte. Elle n’acceptait pas plus le pouvoir dictatorial et arbitraire d’un empereur autoproclamé que celui d’un roi héréditaire  ; elle appelait de ses vœux une constitution forte et deux chambres, c’est-à-dire un système politique à l’anglaise et non le pouvoir d’un seul.

Napoléon craindra son influence et son génie à convaincre, il la considérera comme son ennemie personnelle, lui interdira Paris, l’exilera à 40 lieues (environ 170 km) de la capitale. Au moment où elle s’apprêtait à publier De l’Allemagne, en soumettant son ouvrage à la censure impériale qui l’avait pourtant validé, il en interdira la publication, n’y voyant pas une seule ligne à sa gloire, fit brûler les exemplaires déjà imprimés et fondre les plombs des caractères (autrement dit  : ruina l’éditeur). Son auteur aura 48h pour rejoindre un port de l’Atlantique pour s’embarquer pour les USA ou

La Rebelle

La Femme d'Affaires

L' Ecrivain

Germaine Necker (Madame de Staël as a child) par Carmontelle. PD.

L' Ennemie

Personnelle

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