Atypeek Mag N°1 Atypeek Mag N°1 - Octobre - Novembre - Décembre | Page 65
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Rien n’est tout noir ni tout blanc. Certains parviennent même à dénombrer 50
nuances de gris. Et si l’œil humain a ses limites, l’ensemble des teintes s’étend
naturellement sur une palette indéfinie, échelonnée en intervalles imperceptibles
et mathématiquement infinis, à défaut d’avoir l’acuité d’un Dieu et le nuancier
de l’Univers. En attendant, le nôtre se limite à un bon millier de couleurs ; ce qui
est déjà pas mal pour lancer la conversation. Lorsque l’on demande aux enfants
la couleur qu’ils préfèrent, il est rare d’entendre en retour le « Warm Red » ou
le « Reflex Blue ». Et pourtant, au fond de chacun d’eux, il y a bien une préférence esthétique naturelle, une sensibilité intime, pour un rouge plus profond
ou un bleu moins soutenu. C’est précisément l’art de la nuance ; et là où il y a
nuance, il y a justement art. Alchimie et verbe. Quelles couleurs voit Rimbaud,
lorsqu’il badigeonne Une saison en Enfer de « A noir, E blanc, I rouge, O bleu,
U vert » ? Le rouge de son « I » est-il plutôt celui du vin et de l’ivresse ; ou celui
du sang, de la guerre ; ou de l’amour ? Ou bien tout à la fois, selon le mot et
l’idée qu’il vient poétiquement empourprer ? La couleur… Et comme il arrive
fâcheusement que le cœur ou les yeux manquent de vocabulaire manufacturé
pour en exprimer chaque détail, ils échantillonnent un traducteur beaucoup
moins verbeux et effectivement plus nuancé : un nuancier.
14 COULEURS DE BASE
—
La rigueur dans la représentation exacte d’une couleur intéresse certes la poésie,
mais aussi beaucoup l’industrie. Et c’est ce qu’a bien compris Lawrence Herbert,
lorsqu’il rachète Pantone en 1962. Il la connaît bien, cette petite société créée
au milieu du xixe siècle à Moonachie dans le New Jersey ; il la connaît bien
puisqu’il y travaille depuis six années déjà et participe à son activité principale : la confection de nuanciers pour fabricants de cosmétiques. Chimiste de
formation, sa vision et son innovation a consisté à réduire la liste des pigments
utilisés dans la production des encres colorées de 60 à seulement 10 pigments
de base, pour garantir une meilleure stabilité des encres produites tout en élargissant la palette des teintes disponibles. De là découlent le Pantone Matching
System (PMS) et ses références codées qui tendent à devenir de plus en plus
familières. Aujourd’hui, 14 couleurs de base plus un dissolvant (Transparent
White) permettent d’obtenir 2 310 nuances. De quoi être sacrément précis.
Ça tombe bien, parce que de la précision, il en faut beaucoup dans le secteur
marchand. « L’anecdote Kodak » est en cela assez édifiante et permet d’éclairer
en quelques lignes tous les enjeux qui se présentaient alors pour Pantone. Dans
les années 60, Kodak faisait déjà appel à plusieurs prestataires différents pour
l’impression de ses célèbres boîtes jaunes de pellicules. Alors inévitablement,
en l’absence d’une codification stricte des valeurs colorimétriques, la nuance
imprimée pouvait varier sur une gamine plus ou moins sombre. Physiquement
logique. Le problème, c’est que les clients ont regardé plus loin que la boîte :
ils en ont déduit que si elle était plus terne, c’est qu’elle venait d’un stock plus
ancien ; et de facto que la pellicule à l’intérieur ne devait pas être de première
fraîcheur… Aussi, grâce au code Pantone, les imprimeurs ont pu accorder leur
violon et utiliser tous exactement le même beau jaune d’œuf de la campagne :
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le « Pantone 123 ». Par conséquent, si une différence de nuance peut avoir
des répercussions sur l’attitude des consommateurs et ainsi sur les ventes, les
enjeux ne sont plus les mêmes. C’est très simple : il faut une référence unique
et universelle. Il en va de même des nations : en février 2003, le Parlement
écossais a débattu d’une mesure pour fixer la couleur du drapeau portant sa
croix de Saint-André. Car si la n otion de « bleu roi » peut varier selon les us et
coutumes, la fantaisie, l’âge des yeux des députés et la finesse du roi, l’étiquette,
elle, reste invariable : « Pantone 300 ». Clair, net, précis. Et fait rarissime : une
marque fixe la norme.
LA RÉFÉRENCE
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Si Pantone n’est pas la seule entreprise à fabriquer des couleurs et des nuanciers,
elle s’est imposée sur le marché comme la référence, notamment dans les secteurs
sexy du design, de la mode et du graphisme. Et sans doute moins par la qualité
avérée de ses produits que par la coquetterie épurée qu’elle a su donner à son
image de marque. Toute son identité tient à peu de chose, qui contiennent
l’essence et la totalité de ce qu’elle est : une couleur, un logo typographié, une
référence-produit. Bref, une signature singulière dotée d’une immense vitalité
et capable de s’étendre par définition à n’importe quel objet usiné. Ce procès de
communication extrêmement puissant, puisque l’objet choisi pour son esthétique
pure devient à son tour support publicitaire,
les gens du marketing l’ont très bien perçu.
Ainsi, depuis 2000, le département Pantone
Universe s’occupe d’ouvrir le champ industriel
à une application davantage grand public. En
partenariat avec des fabricants ou sous forme
de licences, la marque sort une gamine de
produits qui portent son empreinte sobre et
significative : boîtes, mugs, chaises, coques de
téléphone, clef USB, boules de Noël 02… et
même une ligne de vêtements et des bagages.
ATYPEEK MAG #01
OCT./NOV./DEC. 2016
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